Nouvelle instance en charge de la lutte contre les fraudes au budget de l’EU, l’organisme qui réunit 22 États membres se met peu à peu en place. Explications des enjeux avec Gabriel Seixas, représentant luxembourgeois de l’institution basée au Kirchberg.

Validée en 2017 et vouée à «unir les efforts européens et nationaux en matière de répression», la création du parquet européen à Luxembourg est devenue réalité en cette rentrée 2020. Si Laura Codruta Kövesi, première procureur général, a été désignée en septembre 2019, les noms des 22 procureurs nationaux composant le collège ne sont connus que depuis le mois de juillet. Car la nouvelle instance judiciaire de l’UE, qui doit s’installer d’ici la fin de l’année dans la Tour B du Kirchberg, est en pleine phase de constitution. Explications avec Gabriel Seixas, premier représentant luxembourgeois.

Pour les six prochaines années, vous occuperez les fonctions de procureur européen, après avoir été directeur adjoint de la Cellule de renseignement financier. Pourquoi ce choix?

Gabriel Seixas, procureur au parquet européen – «J’ai effectivement, ces deux dernières années, occupé ce poste au sein de la CRF, mais j’ai surtout été au parquet de Luxembourg pendant presque sept ans. Je faisais partie de la section économique et financière du ministère public qui traite de la criminalité financière, notamment liée aux infractions au budget de l’UE, où j’étais en charge du Bureau de recouvrement des avoirs qui s’occupe notamment de rapatrier des avoirs criminels. Donc quand j’ai vu les différents critères demandés pour obtenir ce poste, je les remplissais. Cela s’inscrit dans une suite logique pour ma carrière, mais aussi clairement d’un challenge.

Photo: Julian Pierrot

Si votre nomination n’a pas été remise en question, ce n’est pas le cas de vos collègues belge, bulgare et portugais dont l’indépendance par rapport aux autorités politiques nationales est mise en doute. Des suspicions mal venues pour la nouvelle instance européenne…

«Ce que je peux dire, c’est qu’au Luxembourg, il y a eu un comité de sélection composé d’experts – et pas seulement issus de la Justice – qui a donné un premier avis sur les trois candidats. Puis est venu un comité de sélection européen au sein duquel se trouvaient des personnalités indépendantes, connues dans le monde judiciaire, qui ont donné une opinion finale. C’est cette opinion qui a été proposée au Conseil de l’UE, instance qui a nommé officiellement les différents procureurs européens. Tout a été fait pour que l’indépendance de ces magistrats soit garantie.

Si le collège des procureurs s’est déjà réuni, à quel horizon estimez-vous que le parquet européen deviendra réellement efficient?

«Il faut déjà comprendre comment est structuré le parquet européen. Certes, nous disposons de notre propre budget, mais il existe deux niveaux. Un niveau central, implanté au Luxembourg, et un niveau décentralisé, au sein des 22 pays membres. Mais le parquet européen devra recourir au soutien des autorités nationales, de l’Union européenne mais aussi des autres agences européennes pour pouvoir fonctionner. Au niveau central, nous sommes à peu près 60 personnes en prenant en compte les personnels administratifs, informatiques et les juristes. Nous travaillons en ce moment d’arrache-pied pour mettre en place la partie décentralisée et les 140 procureurs délégués dans les Etats membres que nous pourrions recruter avec le budget prévu par la Commission européenne.


Kirchberg - Photo : Pierre Matgé
Partant pour plus de moyens au Parquet européen

Mais nous estimons que ce budget n’est pas suffisant pour recruter du personnel spécialisé capable à cet office central d’agir efficacement. Nous parlons ici d’une criminalité financière de très haut niveau, qui dispose de beaucoup de moyens, qui met en place des structures de sociétés complexes et qui utilise des stratagèmes sophistiqués. Pour pouvoir lutter efficacement contre ces organisations, il faut aussi avoir des moyens.

Quel serait, selon vous, le montant supplémentaire nécessaire pour parvenir à l’objectif fixé, à savoir la lutte rapide contre les fraudes au budget de l’UE?

«La Commission propose une enveloppe de 37 millions d’euros annuels. Nous proposons 55 millions d’euros. Car le budget proposé nous permet de financer les procureurs délégués mais pas le personnel spécialisé nécessaire au fonctionnement du niveau central. Or, nous avons besoin d’un niveau central fort. Nous allons, par exemple, recevoir les informations des 22 Etats membres dans leur langue nationale. Il nous faut donc du personnel capable d’encoder, comprendre et vérifier ses informations dans toutes ces langues. Il nous faut aussi des juristes capables de faire des liens entre différents dossiers pour centraliser les informations et être en capacité d’agir plus rapidement. Et donc mener à bien notre objectif final. Je pense que si nous n’avons pas ces moyens, le parquet européen ne pourra pas agir efficacement.

 Source: Union européenne Créé avec Datawrapper

En plus de la question budgétaire viennent s’ajouter des difficultés de recrutement. Comment expliquez-vous cette réalité? Par l’attrait relatif du Luxembourg pour les fonctionnaires européens?

«Effectivement, la vie est très chère au Luxembourg et je pense que c’était le principal motif qui explique pourquoi les personnes qui devaient être détachées depuis Bruxelles n’ont pas souhaité donné suite… Je sais que la Commission est en train de réfléchir à la mise en place d’un coefficient correcteur pour adapter les salaires au Luxembourg, car à ce jour, Bruxelles et Luxembourg sont placés sur un même niveau alors que les prix ici peuvent aller du simple au double par rapport à Bruxelles. Une solution devra donc être trouvée pour permettre de nous attaquer aux 3.000 dossiers que nous pensons traiter dès l’année prochaine. Et pour ce faire, la priorité reste la nomination, d’ici la fin de l’année, des procureurs délégués.


22 procureurs européens pour lutter contre la criminalité

Le règlement qui instaure le parquet européen fixe à deux le minimum de procureurs délégués, mais ce chiffre pourrait être plus élevé. Cela donnerait-il un signal de l’origine supposée des fraudes?

«Le règlement prévoit clairement que le nombre de délégués est fixé, avec les Etats membres par le chef du parquet européen pour voir si des besoins spécifiques existent. Car il ne faut pas oublier que c’est le parquet européen qui va payer ces procureurs délégués. Outre la taille, la question du nombre de dossiers à traiter émanant de tel ou tel pays entrera en ligne de compte. Et donc, indirectement, plus j’ai de dossiers à traiter dans un Etat membre, plus ce pays est exposé au risque de fraude au budget européen. Dans le dernier rapport TVA de la Commission, certains pays sont plus visés que d’autres. C’est notamment le cas de la Roumanie, mais aussi de la Pologne ou de la Hongrie, Etats membres non participant au parquet européen.

Installé de manière provisoire au sein du «klenge Kueb», le parquet européen prendra ses quartiers définitifs dans la tour B et son annexe, une fois les réseaux informatiques sécurisés entièrement installés.
Installé de manière provisoire au sein du «klenge Kueb», le parquet européen prendra ses quartiers définitifs dans la tour B et son annexe, une fois les réseaux informatiques sécurisés entièrement installés.
Photo: Julian Pierrot

Ce même texte confie des missions très larges, puisqu’allant de préjudices pouvant aller au-delà de dix millions d’euros. Cela ne vise-t-il donc que les organisations structurées?

«La mission consiste à enquêter, poursuivre et porter en jugement les infractions portant atteinte au budget européen. C’est-à-dire que cela concerne aussi bien des infractions qui visent finalement à diminuer les recettes que bénéficier indûment de ces dépenses ou d’utiliser des subventions à d’autres fins que celles qui ont été initialement accordées. Une autre directive définit notre champ d’action, à savoir la fraude au sens large, la corruption active et passive de fonctionnaires européens et les détournements de fonds européens. Sans oublier la criminalité en col blanc, mais en lien avec le produit d’une infraction au budget de l’UE et à la criminalité organisée. Selon les estimations les plus récentes, ce sont entre 40 et 60 milliards d’euros qui, chaque année, ne profitent pas aux Etats membres de l’UE. Cela émane notamment de structures très organisées.

Quelles sont les principales fraudes identifiées à ce jour?

«Notre principal champ d’action devrait concerner la fraude à la TVA, notamment la fraude dite ‘carrousel’ qui implique des sociétés implantées dans plusieurs Etats membres. Selon les données de la Commission, les écarts de TVA représenteraient 140 milliards d’euros. Et puis il y a tout ce qui est subvention d’intérêt, notamment sur les projets financés par l’UE au sein des Etats membres mais aussi à travers le monde. Il est clair que cet argent n’est pas toujours utilisé aux fins pour lesquelles il était destiné.


Lokales, Kirchberg ist leer, Place de l’Europe, Avenue J-F Kennedy, Foto: Chris Karaba/Luxemburger Wort
La criminalité en col blanc dans le viseur de l’UE

Via un recours à des méthodes toujours plus sophistiquées…

«Pendant la crise du covid-19, nous avons observé une criminalité de plus en plus perfectionnée, basée principalement sur les nouvelles technologies. Notamment le recours aux bitcoins et à la technologie de la blockchain de manière générale. Le recours aux sociétés offshore reste aussi d’actualité, cela reste même une valeur sûre, au même titre que les ransomware, ces logiciels destinés à bloquer l’accès aux données d’une entité en échange du versement d’une rançon. Mais à côté de cela, il existe aussi d’autres fraudes qui passent plus inaperçues, notamment celles liées aux droits de douanes et d’accises qui peuvent représenter une certaine somme.»

Source originale:

Luxemburger Wort du 16/9/2020 : « Sans moyen, le parquet européen ne pourra agir »

Article écrit par Jean-Michel Hennebert