Source : Paperjam
Écrit par Sébastien Lambotte
Publié Le 28.07.2020
Le Luxembourg affiche un salaire moyen parmi les plus élevés de l’OCDE. (Illustration: Sofia Azcona)
Le Luxembourg affiche un salaire moyen parmi les plus élevés de l’OCDE, loin devant ses pays voisins. Mais, derrière cette apparente prospérité se cachent bien des disparités.
Si l’on cherche à le comparer aux pays voisins, le Luxembourg garde toutefois une large avance. La Belgique pointe en 8e position des pays de l’OCDE, avec un salaire annuel moyen de 52.080 dollars (45.757 euros). – L’Allemagne occupe la 11e place, avec 49.913 dollars (43.853 euros). La France, elle, n’arrive qu’en 15e position, avec un salaire moyen de 44.510 dollars (39.106 euros), soit une rémunération inférieure de près de plus de 18.000 euros par an par rapport à celle du Luxembourg. De quoi rendre envieux de nombreux travailleurs chez nos voisins.
Si l’on ne considère que les pays de l’Union européenne, les salariés luxembourgeois peuvent en effet être considérés comme bien servis, loin devant les autres. Au point que l’on est en droit de se demander ce qui justifie des salaires plus élevés qu’ailleurs et, surtout, un si grand écart. «C’est la productivité du travail qui, en premier lieu, permet d’expliquer un niveau de salaire élevé», explique Serge Allegrezza , docteur en sciences économiques appliquées et directeur du Statec. «Au Luxembourg, le salaire moyen est notamment tiré vers le haut par le secteur financier, où la valeur ajoutée créée par salarié est particulièrement élevée. Les acteurs du secteur financier, dès lors, sont en mesure de redistribuer plus facilement la richesse créée à travers les rémunérations», précise-t-il.
Le SSM était en 2008, l’un des plus élevés en Europe, alors qu’il était, en 1985, inférieur au salaire minimum belge, et comparable au salaire minimum français
Fondation Idea
La bonne productivité des acteurs du secteur financier ne suffit toutefois pas à justifier cet écart salarial par rapport aux pays voisins. D’autres facteurs, singuliers au Luxembourg, entrent en ligne de compte, comme, par exemple, une situation de quasi-plein-emploi qui octroie un fort pouvoir de négociation aux salariés. Par le passé, la hausse des salaires a aussi été renforcée par des dispositions institutionnelles, comme l’existence d’un salaire social minimum (SSM), une échelle mobile des salaires, l’augmentation du point d’indice dans la fonction publique, les conventions collectives, etc. «Le niveau moyen des salaires nominaux était ainsi, au Luxembourg, 50% plus élevé que dans la moyenne des trois pays voisins en 2008 (contre 27% en 1990)», analyse-t-on du côté de la — Fondation Idea. Pour ce qui est du salaire social minimum luxembourgeois, qui soutient automatiquement la moyenne salariale nationale, il a sans cesse tiré vers le haut en raison de l’indexation des salaires à l’évolution des prix. Tous les deux ans, le salaire social minimum est en effet adapté à l’évolution du salaire moyen. «Il était par conséquent, en 2008, l’un des plus élevés en Europe, alors qu’il était, en 1985, inférieur au salaire minimum belge, et comparable au salaire minimum français», précise-t-on à la Fondation Idea.
L’exigence de se montrer attractif
En outre, les entreprises, pour maintenir leur niveau de croissance, doivent aujourd’hui faire appel à de la main-d’œuvre étrangère. Il s’agit tantôt de travailleurs frontaliers, tantôt d’expatriés qui décident de venir vivre ici. «Le Luxembourg, à travers les salaires qu’il propose, doit se montrer attractif afin de convaincre des travailleurs étrangers de s’installer sur son territoire ou de traverser quotidiennement la frontière, poursuit Serge Allegrezza. Un salarié vivant en France n’accepterait pas de faire les trajets entre son domicile et son lieu de travail, avec toutes les contraintes que cela représente aujourd’hui, pour gagner un salaire équivalent à celui qu’on lui proposerait là où il vit. Tout cela concourt aussi à la hausse globale des salaires.»
Cependant, le salaire annuel moyen, s’il est élevé, n’est pas le meilleur indicateur pour révéler la réalité des salaires à l’échelle du pays. Si le Luxembourg peut en faire un facteur d’attractivité important, il cache de nombreuses disparités, en fonction de la branche d’activité dans laquelle le salarié évolue, de son niveau d’étude, de la place qu’il occupe dans la hiérarchie, de son âge et de son ancienneté, ou encore du genre.
Stagnation du salaire moyen
Les chiffres récents permettant de rendre compte de ces disparités sont rares. Il faut remonter à 2017 et au bulletin du Statec intitulé Salaires, emplois et conditions de travail pour trouver une base d’analyse solide. «Cette étude s’appuie sur une enquête menée au niveau de chaque pays membre de l’Union européenne, qui a permis de collecter des données plus riches que celles transmises régulièrement par l’Inspection générale de la sécurité sociale», commente Serge Allegrezza. Les données sur lesquelles s’appuie cette dernière étude du genre (une nouvelle est en préparation, ndlr) remontent à 2014. Toutefois, depuis lors, les salaires luxembourgeois n’ont que très peu évolué. Depuis 2015, le salaire moyen stagne. «Luxembourg rencontre depuis quelques années des problèmes de productivité. Elle croît plus lentement chez nous qu’ailleurs. Dès lors, les hausses de salaire qui sont intervenues depuis 2014 sont principalement liées à l’indexation automatique des salaires et à la situation du marché du travail», poursuit le directeur du Statec.
Les écarts de salaire par branche d’activité sont en grande partie liés aux différences de niveaux de formation exigés par chacune d’elles, aux profils des travailleurs, ou encore au type d’occupation.
D’importantes disparités
Peut-on dire, dès lors, que le salarié luxembourgeois est mieux loti que les autres? Avant d’évoquer plus en détail la manière dont les salaires se distribuent, il semble essentiel de souligner que les chiffres de l’étude du Statec ne sont pas exactement les mêmes que ceux communiqués par l’OCDE, en raison des méthodes utilisées. En 2014, selon le Statec, si le salaire annuel moyen était de 59.744 euros, en réalité, la moitié de la population ne gagnait pas plus de 47.624 euros. Quand les 10% de la population les mieux payés touchaient plus de 100.000 euros par an, les 10% les moins bien payés gagnaient moins de 28.000 euros. 60% des travailleurs avaient un salaire inférieur à 56.000 euros.
Le bulletin Salaires, emplois et conditions de travail s’attarde aussi sur l’emploi et les salaires par branche d’activité (voir pages suivantes). De manière globale, on peut constater que les salaires varient fortement selon les secteurs. Le salaire annuel moyen le plus élevé pour un équivalent temps plein observé dans l’enquête sur la structure des salaires de 2014 est – avec 89.732 euros – celui du secteur des activités financières et d’assurance. Il est suivi par l’enseignement (86.374 euros), les activités spécialisées, scientifiques et techniques (76.444 euros) et l’administration publique (76.192 euros). Les secteurs présentant les salaires annuels moyens les plus faibles sont l’horeca (31.994 euros), les activités de services administratifs et de soutien (36.657 euros), la construction (40.628 euros) et le commerce (44.346 euros).
«Les écarts de salaire par branche d’activité sont en grande partie liés aux différences de niveaux de formation exigés par chacune d’elles, aux profils des travailleurs, ou encore au type d’occupation, précise Serge Allegrezza. Le niveau de qualification requis dans le secteur financier, ou encore dans la fonction publique, justifie des salaires supérieurs. La productivité des personnes, autrement dit la valeur ajoutée que chacun crée, est plus importante dans le secteur financier que dans l’hôtellerie, par exemple.»
D’autre part, les écarts de salaire entre les employés qui ont peu d’ancienneté et ceux qui ont de nombreuses années d’expérience auprès du même employeur sont relativement élevés à Luxembourg. Ainsi, le salaire moyen d’une personne ayant moins d’un an d’ancienneté correspond à 77% du salaire moyen de la population totale, alors qu’il s’élève à 147% de ce salaire moyen pour les personnes ayant 30 ans d’ancienneté ou plus.
Si le niveau de compétences et l’ancienneté sont équivalents, le salaire d’une femme rivalise aujourd’hui naturellement avec celui d’un homme
Bon élève pour l’égalité des genres
Au niveau de l’écart salarial entre les hommes et les femmes, le Luxembourg se distingue particulièrement bien. La dernière étude de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes (EIGE) indique qu’en Europe, les femmes gagnent en moyenne 16% de moins que les hommes. Un écart de salaire est constaté dans tous les États membres de l’Union européenne, mais il varie fortement selon les pays. Au Luxembourg, il est de 5,5% seulement.
Le Luxembourg fait donc figure d’excellent élève si on le compare aux pays voisins. La France, avec un taux d’écart salarial de 15,4%, se situe au niveau de l’Espagne et des Pays-Bas. En Belgique, il n’est «que» de 6,1%, tandis qu’en Allemagne, il s’élève à 21,5%. «Si l’écart est faible au Luxembourg, c’est en raison d’importantes évolutions permettant aux femmes de s’investir davantage dans leur carrière professionnelle. Elles sont plus actives que par le passé et montent en puissance au sein des organisations. Si le niveau de compétences et l’ancienneté sont équivalents, le salaire d’une femme rivalise aujourd’hui naturellement avec celui d’un homme», explique Serge Allegrezza.
En 2014, l’emploi se composait de 39% de femmes et de 61% d’hommes. La balance évolue depuis lors vers plus d’équilibre. Dans beaucoup de secteurs, comme la justice, l’enseignement ou encore la santé, on constate aujourd’hui une dominance toujours plus importante des femmes. «La discrimination salariale entre hommes et femmes, que l’on constate encore, peut s’expliquer principalement par des interruptions de carrière ou le choix de recourir à un temps partiel, plus fréquents chez les femmes. Ces choix font que de nombreuses femmes évoluent moins rapidement dans la hiérarchie de l’entreprise», poursuit le responsable du Statec.
Niveau de salaire et prosperité des ménages
Ce n’est pas parce que les salaires sont élevés au Luxembourg que la vie y est plus prospère. Les rémunérations pratiquées à l’échelle d’un pays doivent être mises en relation avec le coût de la vie. Or, au Luxembourg, elle est relativement chère. Et les disparités salariales évoquées ont tendance à exposer certaines personnes à un risque de pauvreté accru. Pour rendre compte de cette réalité, le Rapport travail et cohésion sociale proposé, lui aussi, par le Statec permet de compléter l’analyse. Ce dernier ne prend pas en considération les salaires individuels, mais bien le revenu des ménages.
Il révèle d’autres disparités importantes sur l’ensemble de la population. On constate que le revenu des ménages aisés est composé en majorité de revenus du travail et du capital. Le revenu des ménages les moins aisés dépend de moins en moins du travail et de plus en plus des transferts sociaux, comme, par exemple, un revenu de compensation (vieillesse, maladie, chômage…), ou encore de prestations sociales (allocations familiales, bourse d’études…).
En 2018, après la déduction des impôts, le revenu disponible moyen des ménages résidant au Luxembourg était de 6.285 euros par mois (soit 405 euros de plus par rapport à l’année 2017). Mais là encore, cette moyenne cache bien des disparités. Le revenu disponible médian n’est, lui, que de 5.028 euros par mois. Autrement dit, près de la moitié des ménages disposent de ressources inférieures à 5.000 euros par mois pour vivre au Luxembourg. Un ménage sur six dispose d’un revenu disponible mensuel inférieur à 2.500 euros. Et 6,9% des ménages ont un revenu inférieur à 1.500 euros. À l’autre extrémité du spectre, plus d’un ménage sur dix dispose d’un revenu supérieur ou égal à 12.000 euros par mois.
Nous ne sommes pas le pays le plus égalitaire.
La distribution des revenus crée des inégalités
Mais de quel budget a-t-on besoin pour vivre décemment au Luxembourg? Avant d’évoquer le risque de pauvreté, il est intéressant de s’attarder sur un autre indicateur, qui vise à déterminer ce qu’est un niveau de vie décent: le budget de référence. «Il s’agit d’un montant mensuel qui représente l’ensemble des biens et services dont un certain type de ménage a besoin pour satisfaire tous ses besoins de base, qui sont regroupés dans différents paniers», explique-t-on au Statec. Il se définit en réponse à la question suivante: «De quoi a-t-on besoin pour vivre décemment au Luxembourg et pour participer activement à la vie en société?» «Nos travaux ont révélé qu’une famille avec deux enfants a besoin d’au moins 4.215 euros chaque mois pour vivre décemment au Luxembourg, assure Serge Allegrezza. C’est une somme élevée, qui nous fait dire que beaucoup de ménages ne sont pas en mesure de satisfaire à ces besoins relatifs à une vie décente.»
La distribution des revenus, avec ces disparités, a tendance à creuser les inégalités. «Nous ne sommes pas le pays le plus égalitaire, assure le directeur du Statec. Notre modèle social ne correspond pas à celui des pays nordiques. Un ménage composé de deux adultes travaillant dans les secteurs qui paient moins bien aura plus de mal à joindre les deux bouts. Les transferts sociaux ne suffiront pas à compenser le manque de revenus nécessaires, même s’ils y contribuent. À plus long terme, si l’on considère les droits à la retraite, les inégalités se creusent encore davantage.»
Risque de pauvreté accru
En 2018, au Luxembourg, 18,3% des individus, soit 105.620 personnes, étaient en situation de risque de pauvreté. Leur niveau de vie, détaille le Rapport travail et cohésion sociale, était inférieur à 2.013 euros par mois, montant qui correspond au seuil de pauvreté aujourd’hui défini. Les jeunes isolés, les étrangers, les personnes faiblement éduquées, les chômeurs et les familles monoparentales sont les plus exposés. «On constate en outre que le travail, seul, ne met pas toujours à l’abri de la pauvreté, poursuit Serge Allegrezza. Si l’on considère les chiffres, 13,4% des personnes en emploi sont exposées au risque de pauvreté. Les transferts sociaux vers les ménages restent cependant un outil efficace pour réduire ce risque.»
Si le niveau de vie du Luxembourg est le plus élevé en Europe, une comparaison européenne sur la base des taux de risque de pauvreté montre un tableau quelque peu différent. En 2017, ce taux variait de 9,1% en République tchèque à 23,6% en Roumanie. Le Luxembourg, avec un taux de 18,7%, dépassait la moyenne de l’UE (16,9%), mais également de façon claire et nette ses voisins allemand (16,1%), français (13,3%) et belge (15,9%).